Suite 2 du récit de Paul Herrmann

Et voilà un peu le sort de ces alsaciens qui, depuis 1870 tombent souvent entre deux chaises ! N'est ce pas Papa Herrmann ? Mais nous nous dépêtrerons encore une fois de cette scabreuse situation ! De toutes façons, pour moi la question de revenir en France était irrémédiablement perdue !

Lors de la seule permission de détente en avril 1944, je retrouvais à Mulhouse mes parents complètement transformés et totalement acquis à la politique de Hitler ! Toute la famille était dans le désarroi le plus complet ; mes parents entrèrent les deux dans « l’Opferring » (cercle des victimes), la fameuse antichambre pour l'accession au parti nazi de la N.S.D.A.P. créée spécialement par les S.A. en Alsace. Mon Père rentra alors dans le N.S.K.K., ma mère dans le NS Frauenbund (Association de femmes) mon frère Pierre 14 ans dans la Hitlerjugend (jeunesse hitlérienne) et ma sœur Ady dans la BDM (Bund deutsche Mädchen) (Association des jeunes filles allemandes)... Toute ma famille nazifiée sans exception ! Vous parlez de ma déconvenue...
Avant de rejoindre mon unité, fou, crispé, la rage au ventre, je m'emparais de la « fanfare » – sorte de long clairon – de mon frère Pierre pour le fracasser contre le mur du grenier !
Il faut dire aussi, que pendant toute ma vie à la Wehrmacht, je n'ai plus obtenu la moindre lettre de ma famille, même au front russe, parce que j'étais fiancé à une petite institutrice alsacienne « Agathe », portant des lunettes – signe de dégénérescence pour mon père – vraiment inouï ! Lors d'une matinée très chaude où mon régiment a été assailli par les chars T34, j'ai rompu mes relations avec Agathe et j'en ai averti mes parents, dans l'intention de recevoir leur bénédiction suite à un coup dur pouvant m'arriver... Oh ! inconscience démente...
Heureusement que notre voisin, M. Ohmeyer nommé Ortsgruppenleiter (directeur local) de notre quartier, défendait bon gré, mal gré, notre famille, mais nous traduisait son inquiétude et nous exhortait à rentrer dans les groupements S.A. (Sozialistische Armée).
Mon Père était alors dans le N.S.K.K. (Nazional Sozialistische ? Kraftfahrer Korps) en français : National Socialisme des Conducteurs d' Autos et de Camions).
Mais imaginez les scènes d'attente désespérée que nous devions vivre tous les soirs ! Papa parlait d'aller au Oberbeziksamt de la Wehrmacht pour s'engager comme gardien de prisonniers ou comme chef d'une gare en pays occupés de l'Est !
Mais il y avait ce crime de lèse majesté, d'avoir voulu cacher son état d'officier allemand, et maman qui pleurait ; une situation vraiment insoutenable...
Je sentais bien que le poids de notre malheur d'expulsion en Silésie ne reposait en fait que sur mes propres épaules : maman me regardait souvent bien longtemps et semblait me dire :
– Ne peux-tu rien faire ?
Mais elle se taisait. En flânant dans les rues de Mulhouse, je pris connaissance sur des tracts et affiches sur les bâtiments civils, que le Commandement des Armées cherchait de jeunes recrues pour s'engager dans la Kriegsmarine (La marine allemande) comme élève officier ! Bien vite, une folle idée germa dans ma tête : allais-je tenter le coup, moi, officier aspirant français ? Que non, tout ceci... Et si je jouais ma carte de roublard perdant sur le coup, et y gagnant mon va-tout ?
– Je vais vous leurrer ! me dis-je
Deux jours plus tard, je prenais le train en direction de la mer Baltique, à Stralsund, en face de l'île de Ruegen, où j'allais passer mon examen d'admission dans la marine ! Une folle aventure à tenter ! Pendant deux jours, je passais une série de tests, dans lesquels je mis toute ma bonne volonté... pour ainsi dire à les rater ! Tout d'abord, je jouai la carte la plus importante, celle du daltonisme ; puis en santé, fils d'une mère morte de tuberculose, faible en langue écrite allemande, une vraie cruche en sport... Le sujet qu'on nous proposa en rédaction était le suivant :
« Comment allez vous concilier le fait d'être un chef intransigeant, et celui d'être en même temps le camarade de votre unité, quand vous serez officier ? »
J'en ai pris largement sur mon compte, et me disant en moi-même :
– S'ils engagent de futurs officiers tels que moi-même... alors, adieu l'armée allemande !
Je n'avais pas eu tort, car quelques jours après mon retour à Mulhouse, je recevais de Stralsund une gentille lettre dans laquelle on m'exprima le regret de ne pas avoir pu m'embaucher, et d'autre part leur souhait de rester un bon instituteur ! Bref, pour moi une victoire qui me remplissait le cœur, surtout avec le fait de les avoirs leurrés ! Mais bref, j'avais sauvé ma famille de l'expatriation !
Mon aventure n'a pas eu beaucoup d'écho de la part des miens, papa jouant un peu l'homme gêné, et « maman », comme d'habitude, assez impassible, si mes souvenirs sont exacts ; Toujours est-il, que, loin de jouer le héros libérateur, j'étais ravi d'avoir pu « niquer » ces schleus, que je haïssais !
Entre-temps je fus appelé à suivre un stage de « nazification » au Kreisschulamt de Pfortzheim, die Goldene Stadt, avec mon camarade de promotion, qui lui aussi, était rentré en Alsace, Henri Gruntz. Ce fut une période très agréable, flânant dans les rues de la ville, fréquentant le théâtre – je me souviens de la pièce « Glückliche Reise » –, suivant d'un air totalement absent les discours, choisissant tous les jours le restaurant où nous pouvions manger sans ticket, nouant ça et là quelques aventures amoureuses...
Je fus même, sur ma demande, nommé pour une semaine comme instituteur en la « Hermann GOERING » Schule dans une classe comptant une vingtaine de jeunes filles de 13 - 14 ans, souvent bien provocatrices... avec le jeune maître que j'étais !
Une seconde expédition eut lieu peu après pour un stage de 15 jours à Gaienhofen am Bodensee, conduit par l'inspecteur Finckbeiner de Mulhouse dont le thème était « Die Deutsche Kultur ». Plein air, bord du lac, agréable lui aussi ! Je me rappelle, notre ami, Biry Eugène, rentrant au foyer après de bonnes libations. Très aviné, il entonna sous les fenêtres du directeur la Marseillaise ! Mais Finckbeiner préféra certainement passer sous silence cette provocation...
Nos repas débutaient là, toujours par le « Tischspruch » traditionnel, tel :
– Wer mit uns tut Mittagessen, kann sich dann mit Max Schmehling messen !
Ce dernier était champion du monde de boxe, en lourd, du monde...
Bref, somme toute, je passais vraiment de bons moments tout en continuant mes ressentiments anti-allemands !
Le matin du 21 juillet 1941, une lettre du Ministère de l'Education de Karlsruhe, signé du recteur Ebner, (Sympathique inspecteur allemand) allait apporter un changement radical à ma situation, et allait une fois de plus me séparer de mes parents !

Je fus donc muté à Hagnau am Bodensee, à un kilomètre de la petite ville de Meersburg, un petit village calme, peuplé de braves vignerons et de vaillants pêcheurs de Bodenseefelchen. Je me régalais du « fera » du lac, un noble poisson, présenté à la Mülleriner Art, avec un bon verre de Ruhländer. Je trouvai là une atmosphère calme.
Un dialecte apparenté à notre parler alsacien, une population vraiment « bon enfant », totalement dénué de toute politique nazie, heureuse de vivre dans leur microclimat si doux ! Des fruits à profusion, non véreux, de belles grappes du cru à l'automne. Les vins du terroir allant du léger « Elbling » au « Burgunderwein », jusqu'au capiteux Ruhländer ! De la viande et des saucisses à profusion grâce à mon ami Hans Knoblauch, 17 ans, fils du boucher. Je fus l'enfant choyé du couple Ehrlinspiel, propriétaire de l'hôtel « zum Adler », et leurs deux filles, Tilly et Résy. Bref, je fus décidément le coq en pâte du village, décimé par le départ des hommes valides au front.
Je me présentai donc au maire du lieu, puis au Ortsgruppenleiter, – hiérarchiquement au-dessus du maire à l'époque hitlérienne – qui n'en portait vraiment que le nom, et qui me dit :
– Bien, nous allons donc avoir un jeune maître qui pourra éventuellement s'occuper un peu de la Hitlerjugend !
– Vous savez Monsieur qu'étant Alsacien, je n'ai aucune idée de ce qu'est le Nationalisme allemand répondis-je.
A l'école, je trouvai le Directeur M. King et sa femme Babette, un couple d'environ 50 ans. Je fus chargé de jeunes de six à dix ans, très disciplinés. Mon seul point faible était naturellement le maniement de la langue ! Mais ce handicap fut surmonté au bout de deux à trois semaines. J'étais là, heureux et libre de la pression nazie, jouant le soir aux cartes avec les habitués, plus âgés bien sûr que moi. Je sortais de temps à autre avec les pêcheurs sur le lac, à 500 mètres de la rive suisse – j'aurais pu n'importe quand, brûler la politesse à ces nazis – mais il y avait ma famille, et aucun nazi dans le patelin. Je ne me déplaçais qu'à bord des navires, quelquefois à Constance, mais surtout à Lindau (Du Schöne), où je retrouvais une cousine alliée à mon père, Didi, marié à Rhomberg, tenant le Grand Hôtel, le « Lindauer Hof ».
Mon collègue King décéda après trois mois, et j'assumais donc seul la direction de l'école. Après l'inspection satisfaisante, du Recteur Ebner – que j'avais connu à Mulhouse – je reçus la formation de deux intérimaires, Gamb, tombé au front russe, et Karcher Emile, instituteur retraité à Habsheim, et la jeune Tilde de Karlsruhe.
Effectivement, huit jours après, deux grands gaillards (Karcher et Gamb) de la Lehrerbildungastalt de Karlsruhe, vinrent en stage chez moi, moi qu'on nommait le « Französli » dans le village ; Et à ma grande stupéfaction les deux étaient alsaciens... C'était l'entente parfaite, et mes deux stagiaires n'en revenaient pas d'atmosphère de paix et de vie facile que l'on pouvait vivre dans ce pays chanté par le poète Hans Jakob, qui y avait été prêtre durant de nombreuses années. La « bonne bouffe », les felchens du Bodensee, le vin à souhait (L'Elbling et le Ruhlaender), les belles randonnées en bateau vers Constance, Lindau et Bregenz, sans compter (et pour cause...) les belles filles en quête de mâles... vraiment, la vie était belle !
Je peux dire en toute franchise : Mon séjour à Hagnau, où l'on ne m'appelait que le « Französle » était une vraie idylle, une sorte de paradis dans ce monde en guerre ! Je me rappelle encore le fils du boucher, Hans Knobloch mon voisin, qui à la veille de mes congés, m'envoyait par la fenêtre de gros saucissons et jambon pour mes parents. Le pauvre ! incorporé dans la Wehrmacht en fin d'année, il tombait au champ d'honneur en Russie, deux mois après ! Et ses braves parents... !
Ainsi se passaient mes journées. Promenades en bateau sur le lac à Constance, Friedrichshafen, île de Meinau, Lindau (oh du Schöne), Bregenz en Autriche. Un paradis dans cette Europe en feu ! Ceci fut mon cas du 21 juillet 1941 au 8 janvier 1943, date où je fus muté à l’école de Riedheim (Markdorf), à 12 kilomètres de Hagnau. Cinq mois plus tard, Conseil de Révision, à Überlingen, et le 10 juin 1943, incorporé dans le « Arbeitdienst », service du travail à Eimeldingen près de Lörrach en Bade. Incorporé le 25 octobre 1943 dans la Wehrmacht, opérations de guerre en Pologne (Zakopane), en Roumanie (Kronstadt) et j'en passe.
Ce 8 janvier 1943 donc, je dus rejoindre le poste de Riedheim, à dix kilomètres de là, près de Markdorf, à mon profond regret, mais l'accueil fut à peu près pareil et le séjour plus court, car après avoir passé le conseil de révision à Überlingen, je dus faire partie de l' « Arbeitsdienst » à Eimeldingen, près de Lörrach en Bade !
Alors là, J'appris à connaître les vrais nazis et leur parti pris contre les Alsaciens ! Quelle sale race que ces petits officiers profiteurs tels les Oberfeldmeister jusqu'aux jeunes Dienstmänner. Il fallait rester toujours sur ses gardes pour ne pas être enfermé en prison...
Incorporé le 25 octobre 1943 dans la Wehrmacht, on m'embrigada dans la 25eme Flackersatzabteilung en partance de Wismar, un port sur la Baltique à coté de Lubeck, où je connus mon collègue Edouard Mechler, instituteur à Fellering...
Somme toute, je n'eus pas à me plaindre de nos supérieurs, entre autre Bouboule le Stabsfeldweebel, un juteux assez bon enfant, un jeune lieutenant autrichien. Enfin, nous fûmes affectés à la manipulation de la mitrailleuse deux centimètres antiaérienne. Notre apprentissage fut dur. Nous avons souvent rampé sur le sol de la caserne, balayés par un vent d'océan qui nous arrivait en face de la Baltique.

Malheureusement, il n'en était pas de même chez moi, dans ma famille à Mulhouse, d'où je revenais souvent déconcerté, dépité même : Papa autrefois l'indésirable, ma douce maman elle-même s'étaient pris au piège, et arboraient un enthousiasme incompréhensible pour les victoires de la Wehrmacht au front russe ! Mais quoi ? Avaient-ils oubliés toutes les misères que leur faisait l'occupant ? Et moi, je ne comprenais pas ! Mon père m'avait pourtant exhorté de fréquenter les cours de Préparation Militaire Supérieure, mon père vaillant adversaire de la section pro-allemande du U.P.R. d'Alsace ; se retrouvait-il dans ces officiers de la Wehrmacht, qui, de victoire en victoire envahissait la Russie, la Crimée !
Et ma mère, le violon sous le bras s'en allant apprendre les mardis soirs, des chants patriotiques aux femmes du quartier formant la « Deutsche Frauenschaft », sous les regards étonnés des nombreux francophiles de la rue ? Et ma sœur que j'avais ramené de la Dordogne, engagée dans la BDM (Bund Deutsche Mädel), et mon frérot de douze ans portant baïonnette à sa ceinture, maniant le fusil petit calibre, au sein de la Hitlerjugend.
Je m'en souviens... oui, de ce matin, découvrant le long clairon (die Fanfare) du jeune, et la piétinant de rage, de désespoir, pour essuyer ensuite un sermon du tonnerre de mon père... Non ! vivement le retour au Bodensee, que je rejoignis bien vite, alors que mon père refusa de m'embrasser avant le départ ! Que de scènes douloureuses entre les fils « ingrats » et une famille complètement désorientée ! Ma cousine même, que j'aimais en douce avait opté pour le prénom de Gusti ! Honte-désespoir !
Mais les beaux jours en Bavière du sud touchaient à leur fin. En septembre 1942, je fus assigné à comparaître devant le conseil de révision à Überlingen, qui me classa « Wehrtauglich » moi aussi ! Les camarades de mon âge restés en Alsace avaient déjà été incorporés de force dans la Wehrmacht.
Et ce fut la convocation dans le « Arbeitdienst » pour cinq mois à Eimeldingen en pays badois, sous le fameux complexe rocheux du « Isteiner Klotz » en bordure du Rhin ! Ce fut la pé-riode la plus sombre de ma vie ! Livré à la merci d'un fanatique nationaliste « Feldmeister » qui prenait un sadique plaisir à rabaisser ces petits instituteurs français – nous étions cinq – en nous faisant endurer les pires travaux et peines humiliantes ! Et il s'en prenait surtout à moi sur qui il avait découvert en fouillant mon portefeuille, la photo de ma fiancée au dos de laquelle il avait lu des mots tendres écrits en français ! Pensez donc !
Bref, partageant ma vie de camp entre les arrêts de rigueur et les stages à l'infirmerie où j'aboutissais de temps à autre après avoir avalé du dentifrice et fumé à jeun dix cigarettes pour avoir un semblant de fièvre !
– C'est toi que je choisirai, pour la cérémonie du serment au drapeau, et tu n'y couperas pas ! m'a-t-il vomi à la figure !
Mais au « Fahneneid », j'étais bel et bien alité à l'infirmerie ! Quel cauchemar journalier ! Et dire que ce même officier venait néanmoins me trouver pour jouer une partie de « skat », vu que seuls trois soldats du camp connaissaient ce jeu... et il venait souvent !... quelle perfidie, quels jeux révoltants, quelle bassesse !
Mais tout a une fin et en octobre je pus jouir d'un petit sursis de quinze jours avant d'être enrôlé dans la Wehrmacht. Je rentrai donc dans mes foyers, mais là non plus l'atmosphère était au beau fixe pour le « welche » de la famille.
Je me rendis donc à Ulm pour mon habillement et pour le traditionnel Serment au Drapeau dans le régiment N°25 de la « Flakersatzabteilung » pour aboutir à Wismar, au bord de la mer Baltique : Là, le pensum quotidien, formation militaire très sévère, maniement du canon de vingt millimètres antiaérien, agrémenté du « Drill » si propre à l'armée allemande. L'école fut rude, mais néanmoins humaine puisque la justice et l'égalité entre les soldats y régnaient. A la fin du stage de formation, je me portai volontaire pour rapporter d’Alsace vin et « Schnaps » pour la fête d'adieu avant le départ au front russe !
Profitant de la situation je me portai une fois de plus malade avec la complicité du médecin de famille ; quand je revins à Wismar, mon unité était déjà partie à l'Est !
Le quartier était vide. Seul dans la « Schreibstube », je retrouvais cet ancien juteux, le « Spiess », surnommé par les Alsaciens « Bouboule ». C’était un admirateur silencieux de la France, qui à présent, libéré de toutes responsabilité, se mit à parler avec moi en un français quelque peu haché et hésitant !
Le Spiess me procura un nouveau job, en attendant celui de croque-mort au cimetière de la ville : C 'était inédit. Quartier libre pendant quinze jours, une fois de plus la belle vie, et ce fut à mon tour de prendre le train via « Ostfront », pour une escale à Zakopane en Pologne, dans la lutte contre les partisans du coin, qui s'avéra d'ailleurs toute quiète, et sans opération militaire. Puis, une nouvelle convocation pour Brasov (Kronstadt) en Roumanie, dans une unité antiaérienne de la Flak (D.C.A), comme soldat pourvoyeur d'un canon de 88mm. Campant sous des tentes « Dreimannzelt » en pleine nature, j'ai connu l'originalité des vols nocturnes du pilote solitaire que les soldats appelaient communément l'U.V.D. ou le « Nacht-Yvan ». Cet avion survolait les lignes allemandes par nuit très noire, calait subitement son moteur et déversait par-dessus bord quelques chapelets de bombes bien inoffensives il faut bien le dire. Mais bientôt ce furent les super-forteresses BOEING venues de Grèce, de survoler Brasov en plein jour par escadrille de plus de cinquante avions : Par deux fois, la petite ville fut bombardée, mettant le feu aux installations pétrolifères et aux maisons. Et les canons de 88 eurent beau aboyer, ainsi que les canons roumains de 75, pas une seule fois un avion américain ne fut touché. Le régiment lui-même ne subit que peu de pertes humaines par ces attaques aériennes.
Et ce fut encore une fois le départ, l'ultime départ au front russe, à Pzremisl, à la frontière roumano-russe, dans une unité combattante antichar, contre les fameux T.34 russes. J'y ai vécu là, trois semaines très mouvementées, comme serveur au canon de 2cm, contre des raids des chasseurs MIG, contre des incursions le plus souvent nocturnes de Tanks, alors que la ligne du front se maintenait.
Mais une occasion unique allait soudain changer mon destin : en passant au secrétariat, je relevais un avis concernant spécialement les étudiants titulaires de l'Abitur (équivalent à notre bac) : on faisait appel aux volontaires, pour s'engager dans l'école de l'air (La Luftwaffe) comme élèves pilotes ! Bien sûr, j'aurai éventuellement pu donner suite aux nombreux appels divulgués par les haut-parleurs russes aux unités allemandes, enjoignant aux soldats allemands de se rendre prisonniers, mais partout on se racontait les atrocités russes commises sur les soldats ennemis capturés... Non, le salut n'était pas à l'Est, mais en s'engageant à la Luftwaffe. Un nouveau répit était donné, en attendant la capitulation allemande après Stalingrad, Léningrad...
Convoqué à Krakau (Cracovie), en Pologne fin juin 1944 pour y subir les épreuves d'admissions pendant huit jours, je passai cette fois avec brio tous les tests, avec la mention « Wehrflieger = Tauglich » et la remarque « Nachtsehleistung sehr gut » (ce qui veut dire : Apte pour être aviateur dans l’armée de l’air avec la mention :« Très bonne vision nocturne »).
Je fus engagé de regagner par mes propres moyens quinze jours après la base aéronautique de Sanweiler au Luxembourg. Là, un séjour merveilleux m'attendait durant deux mois : L'essence faisant défaut, ce fut à bord des planeurs d'initiation, les « S.G.83 », puis les appareils plus sophistiqués à double commande, tels les « Adler », que je m'initiais au vol par treuil, (sorte de lance-pierre à planeur) puis par remorquage (un avion à moteur tirant le planeur pour le larguer à la bonne altitude), jusqu'à la libération de Paris en août 1944. Peu à peu, les vols ne purent s'effectuer que très tôt le matin, suite aux incursions des « lightlings » américains de plus en plus fréquents. Et fin août, après quelques agressions à la bombe, il fut décidé de détruire tous les appareils au sol, et de rallier par n'importe quel moyen Mayence am Rhein ; Une camionnette à feu de bois fut réquisitionnée et les cinq hommes dont je faisais partie mirent douze jours à arriver au rendez-vous, après une véritable partie de plaisir, à travers les hauteurs de la Pfalz, à bord d'un véhicule à bout de souffle, via Mayence.
Nouveau regroupement, nouveau départ en train à Crailsheim, puis à la base d'Amberg, où ils connurent la joie des vols à moteurs sur les Klemm 35, les Arados 96, sur les Fieseler Storch, jusqu'au début du mois de novembre. Un matin d'automne toute la « Flugschule » (l’école de l’air) fut convoquée devant les quartiers : Un colonel leur tint un discours très patriotique, dont l'essentiel était la pénurie d'essence, l'impossibilité de continuer les vols, et ma foi, la suppression de l'école, sauf pour ceux qui se vouaient à la carrière d'officier et ceux qui étaient prêts à suivre les cours de formation de « Rammjäger », autrement dit les pilotes d'avion suicides munis d'un parachute éjectable.
Une dizaine d'élèves sortirent en effet des rangs, et le reste de la troupe fut scindé en deux parties par un officier : une quarantaine de soldats forma un groupe devant être affecté au front russe, et une trentaine, dont je fus informé qu'ils allaient former une nouvelle unité, la « Luftwaffen Brigade Oberrhein ».
Pour moi, le terme Oberrhein en français Haut-Rhin sonnait bien agréablement à ses oreilles, je vous prie de croire ! Quels nouveaux horizons ouverts pour la fuite ! Et à Crailsheim je vécus enfin, au soir du 22 novembre ma journée la plus mémorable : c'est là que j'apprit comme hôte d'un dentiste que j'avais connu à Hagnan, par la B.B.C. la libération de Mulhouse par les forces alliées ! Me voici, à présent pour la première fois depuis octobre 1940, tout à fait libre, libre de toute obligation envers les miens, seul maître et responsable du lendemain ; à moi la désertion, c'était à présent très clair, je n'avais plus qu'à attendre l'instant, le premier, cela allait de soi !
De Crailsheim, par camion, par train, à pied par la Forêt Noire, souvent pris sous le feu des avions alliés, j'aboutis avec ma brigade, dans le petit village de Burkheim, au bord du Rhin, où nous prîmes quartier dans un fortin de la ligne Siegfried, presque en face de Colmar. Devant nous, les ponts du Rhin, la ville de Vieux-Brisach et autres objectifs furent l'objet des bombardements alliés. Le quatre décembre 1944, ma fameuse Brigade traversa le Rhin sur un pont de fortune à Neuf-Brisach, pour établir nos pénates aux environs de Banzenheim, en pleine forêt de la Hardt, où nous constituions une seconde ligne de front : « die Auffangslinie ». Après l'avance des alliés en novembre, puis leur repli vers Mulhouse, le front s'était stabilisé de ce côté. La brigade effectuait des tournées de garde jusqu'à ligne de front, le long de la route de la « Grünhutte », et avait installé une sorte de nid de mitrailleuse entre les deux rails du chemin de fer Mulhouse-Chalampé et dans la prolongation de la voie ferrée vers l'Ouest. Je voyais au loin poindre la flèche de l'église Saint-Etienne de Mulhouse, non sans un pincement de cœur...
Par trois fois, j'essayais de gagner le front allié, mais sans succès et je ne dut mon salut – embrigadé par des soldats d'un régiment de Gebirgjäger – qu'avec l'excuse de m'être fourvoyé par erreur et d'avoir perdu le contact avec mon unité.
Il faut vous dire, à ce propos, que du jour où j'ai fait partie des unités combattantes allemandes, j'ai pu camoufler mon origine alsacienne en donnant l'adresse de mon domicile à Hagnau am Bodensee. Parlant correctement l'allemand, personne ne m'avait repéré comme sujet louche alsacien, donc équivoque... Seul un soldat, Arno Bese, fils d'un postier de Braunschweig, un antinazi, s'était lié d'amitié avec moi, et pour cause, nous le verrons de suite ! ...suite plus loin