Le
récit qui va suivre à été écrit de
la main de Paul relatant la période de guerre entre 1940 et 1944.
Dans un souçi d'authenticité, j'ai tenu à garder
au maximum le texte original. Ce récit n'a jamais été
conçu pour en faire un livre. Si tel avait été le
cas, papa aurait sans doute travaillé autrement ses textes. Il
s'agit simplement de ses notes personnelles, sans autres prétentions.
Je vous souhaite une bonne lecture.
Ou allais-tu,
toi l'Alsacien !
Depuis environ l'an 1740 – recherches généalogiques
à l'appui –, les vignerons de la famille Herrmann se succèdent
comme propriétaires de vignoble à Saint-Hippolyte durant
huit générations, pour aboutir le 10 octobre 1893 à
la naissance de mon père, qui nous le verrons, quittera définitivement
cette belle profession familiale.
Il s'appelle Auguste Martin Joseph Herrmann, fils de Jean Baptiste, marié
après son veuvage en secondes noces avec Marie Joséphine
Birckel de Ribeauvillé. Il sera le seul enfant de cette union,
et en tant que tel, sa mère le prédestinera à la
vocation de prêtre. Ce fut autrefois de tradition, dans les familles
quelque peu fortunées de vouer le fils aîné dans la
prêtrise... Il fréquentera donc le collège de Matzenheim
dès l'âge de 13 ans. Mais 3 ans après il va renoncer
délibérément à son avenir religieux, au grand
désespoir de sa mère ! Il sera pris alors en charge par
son oncle de Paris, à la tête d'une menuiserie. Cet oncle
lui paiera les frais d'études à l'école normale d'instituteurs
d'Obernai, d’où il sortira en 1909 comme instituteur ayant
accompli pendant les 3 ans de son écolage son « Einjärige
Militäre Dienst » (l’année du devoir militaire),
obligatoire par toute sa promotion. Il passera d’abord son C.A.P.
à Lièpvre, la plus haute école d’Alsace (1000m),
et sera appelé sous les drapeaux de la Wehrmacht comme lieutenant
d’abord à Verdun, en face de ses deux frères Hippolyte
et Charles enrôlés comme « poilus ». En 1914,
appelé sous les drapeaux de la Wehrmacht (Wehr = se défendre
et macht = le pouvoir) comme lieutenant, il aboutira d'abord à
Verdun, puis en Ukraine à Przemisl, et vers 1917 comme capitaine
en Crimée à Sébastopol.
Libéré – et réintégré dans la
nationalité française – il sera affecté comme
instituteur dans un C.E. à Ribeauvillé, où il apprendra
à connaître deux de ses collègues, à savoir
les sœurs Antoinette et Elise Werner... sa future femme !
Content au fond, de son sort, il devra subir une sorte d’outrage
de la part d’un « parachuté » inspecteur français
nommé Collot. Ce dernier voulant le tester ou plutôt l’inspecter,
toque donc à la porte de sa salle de classe, et se présente.
– Bonjour ! mon nom est Collot. Je suis votre nouvel inspecteur.
Mon père, jeune maître sorti fraîchement de l’école
allemande se met au garde-à-vous et le salue – comme on lui
avait enseigné dans cette école – en claquant des
talons.
– Jeune homme, il serait à présent de bon ton de vous
débarrasser de vos manières de boche ! lui siffla l’inspecteur.
Vexé dans son amour propre, son sang ne fit qu’un tour. Il
lui lança du tac au tac :
– Monsieur, vous m’insultez devant mes élèves...
de plus, si vous me nommez « boche », ma place n'est pas ici,
prenez là vous-même, au revoir !
Sur ces mots, il prit congé de l’inspecteur en claquant la
porte, le laissant seul au milieu de la classe avec une ribambelle d’élèves...
ravis sans doute par cette « pièce de théatre »
improvisée.
Convoqué par la suite devant l'inspecteur d'Académie de
Colmar, mon père lui propose carrément sa démission
si l’auteur de l’affront ne présente pas ses excuses
devant le grand chef lui même... ce qui fut fait quelques jours
plus tard.
Il réintégra donc l'enseignement primaire français,
et se maria peu après avec sa collègue Elise Werner, née
le 23 février 1898 à Kertzfeld.
Le 23 mai 1920, dans l’après-midi d’un dimanche de
Pentecôte naquit le jeune rejeton du nom de Paul. Ma sœur Adrienne
est née en 1923 à Saint-Louis ou furent mutés mes
parents. L'année suivante ils durent suivre un stage de formation
française à Antibes durant au moins six mois.
C'est là que mon père devint un français fier de
l'être, au contact de ses collègues du sud, la plupart des
francs-maçons. Pour effacer toute équivoque – me semble-t-il
– il gratta dans son livret militaire sa qualité d'officier
allemand... geste qui aura bien des conséquences vingt ans plus
tard...
En plus il adhéra au Syndicat National des Instituteurs, et en
fut même quelque temps le secrétaire.
Par dépit envers sa mère qui l'a complètement renié,
et en réelle opposition aux collègues du parti U.P.R catholique
d’Alsace et même quelque peu autonomiste sur les bords, il
s'inscrira à la loge maçonnique mulhousienne « la
parfaite harmonie » !
A l’age de mes 14 ans, je fus nommé « Enfant adoptif
de la loge », étrennant cette cérémonie avec
mon beau complet de premier communiant, quinze jours après. Papa
devint pour nous le Français parfait, heureux de vivre, ne tolérant
pas que nous nous exprimions en dialecte alsacien...
Je dis « nous » car entre-temps – en octobre 1927 –
ma douce maman est morte, victime de la tuberculose contractée
dès la naissance de ma sœur en 1924, au sanatorium d'Aubure.
Elle laissait la garde de ses deux enfants à notre tante Antoinette,
sa sœur, institutrice comme elle. Sur son lit de mort, elle formula
expressément le vœux que mon père se remarie à
Antoinette... à cause de ses deux enfants. Ce fut chose faite...
deux semaines après l’enterrement.
De cette nouvelle union, naquirent encore deux autres enfants, Pierre
en 1930, et Arlette en 1933. Le nouveau couple, sur sa demande, obtint
la mutation à Mulhouse.
La famille quitta donc Ribeauvillé, mon père légèrement
aviné après cette noce ! Dès la première halte
du train à Bollwiller, mon père se croyant déjà
arrivé à Mulhouse – il était déjà
11 heures du soir – descendit du train. Quand celui-ci repartit,
mon père s’accrocha à un wagon pour l'arrêter.
Je me revois à la fenêtre hurlant de peur... Bref, je me
rappelle, nous sommes arrivés en gare de Mulhouse, alors qu'aucun
train ne circulait plus... vers quatre heures du matin ! Nous avons fait
le trajet vers le N°163 Faubourg de Colmar à pied, nos affaires
en main... J’ai un souvenir très net de cette escapade...
j’avais sept ans.
Maman fut nommée à l’école
Furstenberger et papa devint prof. au collège Lambert. Vers 1930
nous avons fait l’acquisition de notre maison dans le quartier textile
de la Gare du Nord, puis la guerre éclata en 1940 jusqu’à
l’armistice de 1945. J’aimais bien mon grand père Joseph
– le papa d’Antoinette – qui vivait avec nous. Alors
que papa vivait sans soucis dans une sorte de clan aristocrate, ma mère
s’occupait du jardin et de l’agencement de la maison. Catholique
convaincue, elle n’avait le droit d’aller à la messe
qu’à six heure du matin à l’église Saint-Fridolin
les dimanches.
En face de notre maison était situé un vaste lotissement
de jardins citadins « la Lesage Matta », et plus loin les
prés de Lesage (Lesage-matten), où les soirs d'été,
quand mon père donnait des leçons de français aux
cheminots, je retrouvais mes copains du quartier. En effet mon père
était impitoyablement sévère avec moi, concernant
mes études... Jusqu'en sixième du Lycée je rapportais
chaque semaine des bulletins très satisfaisants, surtout en français,
géographie et éducation physique... Mais bien souvent, au
bas des résultats scolaires, étaient mentionnés des
remarques concernant ma conduite : « a lancé des boules de
neige, glissades dans le préau, bavard en classe » et j'en
passe... Mais par contre, j'y passais en correction sous les coups de
martinet – en l'occurrence de l'archet déplumé du
violon de mon père –.
Il faut préciser à ce sujet, qu'à la moindre incartade,
le surveillant général, marquait dans son carnet les mauvais
points... et en fin de semaine inscrivait la note de conduite en conséquence
: le total de ces points, ajoutés encore à ceux, en rade
de la semaine précédente, dépassait de loin le zéro
« absolu » ! De plus, j'étais repéré
de toutes façons... après avoir éborgné M.
le Censeur par une boule de neige intempestive et bien serrée venue
s’écraser sur sa pommette ! Quelle affaire en sus pour mon
paternel !
Dire que j'étais malheureux ? pas pour autant ! il n'y avait que
ce sacré lundi hebdomadaire à passer avec résignation...
et courage il faut bien le dire !
Dès la 5eme classe mes notes s'en ressentirent, et décroissaient
bien vite, de telle sorte qu'à 13 ans en 3eme je battais de l'aile.
Tous les samedis, au vu de mes mauvaises performances, je les passais
sous le knout paternel, à tel point que grand-père Joseph,
qui allait sur ses 90 ans, récoltait lui-même quelques coups
en voulant me défendre !
J'allais oublier de mentionner la « Saint-Augustin » du 28
août, fête de notre vénéré paternel !
Un vrai mythe croyez-moi ! Pour papa c'était l'ouverture de la
chasse, pour maman l'occasion de préparer un bon repas, quant à
nous les gosses – Ady et moi – une rude et ingrate journée
:
Il fallait rédiger par écrit notre traditionnelle lettre
de bonne fête, que nous lui remettions à son retour, alors
que lui exhibait de sa besace un perdreau ou un lapin qu'il fallait admirer
! Je me souviens d’une mémorable année où il
nous à fait poireauter trois jours avant de reparaître devant
les siens et leurs « écrits » ! figurez-vous qu'avec
quelques bons amis il à fêté en joyeuse compagnie
cette ouverture : Champagne, vacherin, musique (gramophone), et de belles
filles faciles... dans la maison forestière de la « Grünhütte
».
Remarquons bien que notre papa ne manquait pas d'amis fortunés
! Je me rappelle M. Deconinck qui nous aimait bien, et nous emmenait une
fois l'an à la foire de Mulhouse pour nous payer frites, glaces
et manèges, alors que sa « maîtresse » nous recevait
à déjeuner ! C'était merveilleux... Il avait aussi
sa « pèche » à Waldighoffen, et dès ma
12eme année il m'emmenait quelques fois... pour la bonne raison
que je ramenais beaucoup de truites ! Ah ! ce « Guschti »,
il était prisé par ses collègues de la loge et du
syndicat ! Ces derniers pouvaient se saouler sans trop de souçis
car papa était connu pour sa sobriété pour l'alcool.
Il pouvait ainsi, la tête claire, prendre le volant de sa «
chevrolet » et ramener ses amis quelque peu émèchés
!
Pour toute la famille des Kertzfeldois il était le patriarche.
Rien ne se faisait sans consulter le « Guschti », surtout
en politique !
Mais il me réprimandait souvent, me donnait la correction, et me
pardonnait quelques fois davantage quand il constatait que je lui avais
lavé sa voiture, réparé l'essuie glace, fait le graissage...
une fois, oui, il m'a donné dix francs, et je n’en étais
pas peu fier !
Mais alors quand la tante Marie lui racontait comme ils ont bien ri de
mes facéties, de ce sacré « Païol », il
se rebiffait, me disant :
– Chez nous, tu n'es jamais si joyeux ?
... comme si cela eut été possible... pensais-je ! Et voici
le chapitre « papa » vécu par son fils ! ... Mais nous
y reviendrons, après ses prouesses d'après guerre, tenez-vous
sur le qui vive !
Pour ma part, je n'avais – depuis bien des mois – qu'une seule
idée en tête : partir ! Et loin de remonter la pente, je
ne songeais qu'à cette atmosphère malheureuse, et surtout
ces soirs impossibles ou selon un rite bien établi, je devais embrasser
mon paternel avant de me coucher, et que ce dernier me repoussait avec
rancune...
Pour m'évader, je pensais devenir élève interne dans
un établissement scolaire. J'avais trouvé ! J’allais
faire le concours d'entrée à l'école préparatoire
d'instituteurs de Colmar, sorte de tremplin pour être admis après
3 ans, à l'école Normale !
En fait, tout me réussit, et en 1934 j'optais donc pour une durée
de tranquillité de 6 ans, loin des « schlagues » (coups,
baffes...) !
Vivement mes camarades de promotion, le stade de football, le sport, les
sorties du jeudi. En plus j'avais la joie d'être admis par l'oncle
Constant et tante Marie de Bergheim vignerons, ainsi que par l'oncle Paul,
le menuisier de Kertzfeld, où ma bonne humeur, ma joie de vivre
étaient tellement bienvenues... mes si gentilles cousines... et
vers mes 19 ans, ma petite Agathe dont je tombais amoureux fou...
J'allais donc finir mes études à l'E.N. (l’Ecole Normale)
lorsqu'en septembre 1939 éclata la 2eme guerre mondiale ! En octobre,
l' Ecole Normale fut repliée à Aiguillon dans le Lot et
Garonne – à l'image des communes situées le long de
la frontière du Rhin évacuées dans le sud de la France
– alors que l'E.N. de filles que fréquentait ma sœur
Ady se fixait à Bergerac.
Mes contacts avec ma famille furent très rares, mon père,
ma belle-mère, Pierre et Arlette, subissant jusqu'en mai 40 la
« drôle de guerre ». Puis ce fut la débâcle
et pour l'Alsace, l'occupation nazie et la répression des hitlériens
contre tout et tous ceux qui étaient français.
Je reçus deux lettres en août de mon père, transmise
par des chemineaux, qui m'enjoignaient vivement de rentrer dans mes foyers
! J'appris ainsi que mes parents avaient maille à partir avec l'occupant.
Je n'étais vraiment pas motivé pour rentrer ; mais il y
avait ma sœur, et cette dernière lettre d'Alsace qui me fut
adressée par mon père le 14 septembre 1940. Elle disait
:
– Mon cher fils, une fois de plus j'essaie de te
joindre dans ton exil forcé, et profite du déplacement dans
le sud de la France d'un cheminot, pour te donner de nos nouvelles. Elles
ne sont pas réjouissantes pour notre famille, car l'occupant nous
menace d'expulsion en Silésie, suite à mon passé
compromettant depuis l'Armistice de 1919 à 1940, de citoyen français,
comme le soulignent les autorités allemandes. A cela s'ajoute encore
le fait, que ni toi ni ta sœur, ne soyez disposés à
regagner votre province natale. A ce sujet, dans la dernière missive
qu'elle à pu nous transmettre il y a deux semaines, ta sœur
serait d'accord pour retourner dans sa famille, à condition que
toi-même tu l'accompagnes dans son déplacement qu'elle craint
d'entreprendre seule.
Ton devoir me semble clair et net : Tu es l'aîné de la famille,
tu viens d'avoir vingt ans, tu n'es donc plus un enfant, tu dois agir
en homme ; quel que soit ton futur objectif, ta mission première
est de ramener ta sœur dans ses foyers. L'état français
vous a expatriés, il a l'obligation de vous rapatrier dans votre
famille en Alsace !
Je compte fermement sur ton sens du devoir familial pour mener à
bien votre commun retour chez nous. Nous sommes menacés d'expulsion,
votre retour au bercail atténuerait la position critique dans laquelle
nous sommes plongés, votre chère maman, tes deux jeunes
frères et sœur et toi même.
Tâche de te débrouiller avec l'administration, pour requérir
les formulaires et laissez-passer pour ce voyage.
Nous t'embrassons tous de tout cœur, surtout votre maman, et pour
ma part je veux bien espérer, que tu te conduiras en homme digne
de notre famille, pour mener à bien vos destinées communes
papa
Pour la dixième fois, je relisais cette lettre.
Pour rien au monde je n'avais jusqu'à présent envisagé
mon retour dans cette Alsace occupée ! Dans mon esprit se mélangeaient
les mots : « Gestapo-rapatrier-expulsion-Silésie »,
sans aucun sens réel, tangible !
J'attendais comme tous mes camarades de promotion, mon affectation d'instituteur
en France libre !.. A présent ce cri : « Au secours ! »
Cette sorte de S.O.S. des miens venant de l'Alsace occupée... ma
famille... ma patrie chérie... et ma sœur par-dessus le marché...
Désemparé je me jetai sur mon lit, dans l'immense dortoir
vide.
Puisqu'il le fallait, puisque tel était mon devoir d'aîné
de la famille, je ramènerai ma sœur à Mulhouse ; mais
pas question pour moi d'y rester ! Une fois en Alsace me disais-je bien
malin celui qui m'empêcherait – avec la complicité
d'un ami de promotion, Henri Gruntz, rentré à Saint-Louis
depuis deux mois – de prendre la poudre d'escampette par la Suisse
toute proche, et de rejoindre mes amis du Lot et Garonne ! Non, pour rien
au monde je ne serais instituteur allemand, non ! je ne pouvais devenir
un renégat de ma seule patrie, la France !
Le lendemain, dès l'aube j'étais debout, et m'assit tout
seul sur un des bancs publics de la place des alliés : Dans mon
esprit tout était clair à présent : La famille oui,
le temps de dire ouf, l'espace d'un acte de présence et alors la
patrie, le retour, le rapatriement tel que je le concevais, et non mon
père !
Huit heures sonnèrent bientôt au clocher. D'un pas décidé
je me dirigeai vers le bureau du directeur de l'Ecole Normale qui me reçut,
quelque peu étonné de cette visite matinale. En peu de mots,
j'exposais ma situation désespérée, ma stricte volonté
après avoir rempli mon devoir filial, de revenir au bercail...
– Mais il me faut une lettre de vos parents, vous demandant expressément
votre retour ! me demanda le directeur en ouvrant les bras.
– Qu'à cela ne tienne Monsieur ! lui répondis-je en
lui tendant ma lettre.
Et déjà voici la missive de mon papa entre les mains du
préposé.
– Il ne ménage pas ses mots, votre père ! expatriement,
rapatriement..
Le temps de rédiger une autorisation de départ, une poignée
de main, les souhaits pour un heureux retour...
A l'école Normale de jeunes filles – repliées à
Bergerac – je retrouvais ma sœur. Elle était animée
d'un ardent désir de revenir en Alsace... Le temps d'aller au commissariat,
d'y faire établir un sauf-conduit pour Mulhouse, et nous voilà
dans le train en direction de l’Est.
Heureuses retrouvailles familiales pour tous. Elles furent quelque peu
mitigés pour moi, tout déboussolé de ce monde ennemi
en uniforme chaussé de bottes ; cette gare pavoisée de vilains
drapeaux rouges à croix gammées ; et cette déclaration
de mon père me glaçant jusqu'au sang :
– A présent que vous êtes revenus au foyer, je vais
enfin pouvoir me disculper à la Gestapo !
Mais je persistais dans mes projets : ... deux ou trois jours de répit,
et vous m'aurez vu malgré tout ! pensais-je.
C'était sans compter avec la diligeance de mon père, qui
le même jour – à mon insu – était allé
au «kamispfad », l'antre de la Gestapo, annoncer sa bonne
nouvelle...
Le surlendemain matin, je recevais déjà ma nomination au
poste d' « Ausserplanmässiger » Lehrer an der Volkschule
(instituteur à l’école du peuple) in Wittenheim...
et moi qui voulais disparaître incognito ! J’avais en douce,
prévu de partir en suisse avec son copain Gruntz. Un écueil
de plus allait se dresser devant moi : abandon de mon poste... Une sanction
de plus à l'encontre des miens de la part des sinistres sbires,
en perspective... Adieu, projets immédiats : « Abwarten und
thé trinken », (Attendre et boire du thé) comme on
dit en Alsace ; tout semblait se liguer contre moi, surtout ma maman qui
avait été avertie en secret par ma sœur de mes plans,
et qui en pleurant se jetait à mon cou en disant : « N'est-ce
pas, tu ne nous abandonneras pas ! ... »
Bon gré, mal gré, me voici donc devant une trentaine de
gamins de 14 ans dans cette cité minière de Wittenheim,
dont une bonne moitié était polonaise (Potasse) ! Un directeur
allemand du nom de Trautwein, le « heil Hitler » traditionnel,
que je murmurais les lèvres à demi fermées ; bref,
pas de problème majeur, mis à part celui d'être à
la solde de ce vilain occupant...
Octobre, novembre, Noël 1940, la nouvelle année avec mes vœux
formulés à voix basse... Et février 1941 : je m'étais
presque habitué à ma situation provisoire, attendant peut-être...
un miracle ? Non, bien au contraire !
Nouvelle alarme de la Gestapo : On avait découvert au Kamispfad
(SS) l'infâme geste de l'officier allemand de naguère, qui
avait rayé sur le carnet militaire de mon père, son rang
de Hauptmann (Capitaine) ! Mon père Auguste avait barré
ou effacé la mention Hauptmann de son carnet militaire et l'armée
hitlérienne s'est rendu compte qu'il a triché ! Pensez voir
: La question de la déportation de toute la famille en Silésie
reprenait le dessus !
Et voilà un peu le sort de ces alsaciens qui, depuis 1870 tombent
souvent entre deux chaises ! N'est ce pas Papa Herrmann ? Mais nous nous
dépêtrerons encore une fois de cette scabreuse situation
! De toutes façons, pour moi la question de revenir en France était
irrémédiablement perdue ! ...suite
plus loin au numéro 2
|